Nous publions ci-dessous la lettre, en date du 16 février 2023, publiée sous forme de post-face, que le Pape François a adressée à Eric-Emmanuel Schmitt à l’occasion de la parution de son livre «Le défi de Jérusalem. Un voyage en Terre Sainte» (Albin Michel 2023, 224pp).
Cher Eric-Emmanuel, cher frère, la lecture de votre livre, Le défi de Jérusalem, m’a rappelé les jours de mai 2014, lorsque j’ai eu la grâce d’effectuer un pèlerinage en Terre sainte à l’occasion du 50e anniversaire de la rencontre entre mon vénérable prédécesseur saint Paul vi et le patriarche Athénagoras. Un événement, celui de 1964, qui a marqué une nouvelle étape dans le parcours de rapprochement entre les chrétiens, depuis des siècles divisés et séparés, mais qui précisément sur la terre de Jésus a reçu une nouvelle orientation.
Bethléem, le Saint-Sépulcre, Gethsémani... les lieux que vous avez visités, et décrits avec une intensité poétique dans ces pages, me sont revenus en mémoire avec force. Car notre foi est aussi une foi «mémorielle», qui conserve précieusement les mots et les gestes par lesquels Dieu se manifeste.
Et, comme vous l’écrivez, on se rend en Terre Sainte pour «marcher là où tout a commencé». Dans la Galilée de Nazareth et de Capharnaüm, les lieux où Jésus a grandi et a commencé son service d’annonciateur du Royaume de Dieu; dans la Judée de Bethléem et de Jérusalem, où il est né et où s’est accomplie sa parabole terrestre; dans ces lieux, vous vous êtes fait pèlerin pour toucher de vos propres mains le mystère insondable du christianisme. Ce que vous définissez avec des mots qui me touchent profondément: «L’Incarnation. Dieu a pris chair, os, voix, sang en Jésus».
Oui, la Terre Sainte nous offre ce grand don: toucher littéralement de nos propres mains que le christianisme n’est pas une théorie ou une idéologie, mais l’expérience d’un fait historique. Cet événement, cette Personne, on peut encore les rencontrer ici, dans les collines ensoleillées de Galilée, dans les étendues du désert de Judée, dans les ruelles de Jérusalem. Non pas comme une expérience purement mystique, mais comme la contre-preuve réelle que les Evangiles nous ont transmis le déroulement effectif d’un fait historique, dans lequel s’est déployée la révélation définitive de Dieu à l’homme et à la femme de tous les temps: Dieu s’est incarné dans un homme, Jésus de Naza-reth, pour nous annoncer que son Royaume nous est proche. Vous l’avez bien mis en évidence dans le Chemin de Croix, lorsqu’à un moment donné vous dites: «L’humanité de mon Dieu n’est pas un simulacre». Non! Dieu s’est réellement fait chair et sang en Jésus, et comme homme, il a vécu, aimé, souffert par amour pour nous, pour tous et pour chacun, en donnant sa vie sur la Croix. C’est bien là la bonne nouvelle que nous attendons tous: Dieu n’est pas un être mystérieux dissimulé dans les nuages, mais quelqu’un qui vient vers nous et se familiarise avec nous.
D’autres aspects de votre récit émouvant m’ont interpellé. La mention, par exemple, de saint Charles de Foucauld qui, comme vous me l’avez dit lors d’une de nos rencontres, a été l’origine providentielle de votre rencontre avec Dieu lors d’une nuit aventureuse dans le désert. Le fait d’avoir vu et touché les lieux où le frère Charles a vécu à Nazareth, mûrissant là cette spiritualité qui a fait de lui un «frère universel», vous a aussi ouvert à l’intimité d’une vision théologique que vous résumez ainsi: «Témoigner. Pas convertir». Je l’ai moi-même répété plusieurs fois, faisant écho à une affirmation de Be-
noît xvi: «L’Eglise ne grandit pas par prosélytisme mais par attraction». Le chrétien ne convertit personne, il témoigne plutôt du fait que Dieu lui a tendu la main, l’a sauvé de l’abîme de ses péchés et lui a témoigné une infinie miséricorde. Telle est la vocation du chrétien: être le témoin d’un salut qui l’a atteint.
Et en rappelant Charles de Foucauld, je me permets de terminer en empruntant le titre que vous avez choisi de donner à votre carnet de voyage, Le défi de Jérusalem, qui est selon moi, en réalité, le défi auquel nous sommes tous confrontés, celui de la fraternité humaine. A Jérusalem, vous l’avez vu et raconté, les grandes traditions religieuses qui se réfèrent à Abraham se rencontrent: le judaïsme, le christianisme et l’islam. Et ce n’est pas un hasard si, lors de mon voyage apostolique en 2014, j’ai voulu être accompagné par deux personnalités juive et musulmane, le rabbin Abraham Skorka et le représentant musulman Omar Abboud. Car je voulais manifester, également d’une manière visible, que les croyants sont appelés à être des frères et des bâtisseurs de ponts, et non plus des ennemis ou des faiseurs de guerre. Notre vocation est la fraternité, car nous sommes les enfants du même Dieu. Le défi que Jérusalem pose encore aujourd’hui au monde est précisément celui-ci: éveiller dans le cœur de chaque être humain le désir de regarder l’autre comme un frère dans l’unique famille humaine. Ce n’est qu’en ayant conscience de cela que nous pourrons construire un avenir possible, en faisant taire les armes de la destruction et de la haine, et en répandant dans le monde entier le doux parfum de la paix que Dieu nous donne inlassablement.