Il manquait l’étincelle pour déclencher l’incendie

 Il manquait l’étincelle  pour déclencher l’incendie  FRA-019
08 mai 2024

«Jubilé», pour l’homme médiéval, équivalait à «indulgence» et avant que Boniface viii — en l’an 1300 — n’annonce le grand pardon au monde, le christianisme médiéval n’avait jamais célébré un jubilé tel que nous l’entendons aujourd’hui. Les déclarations présentes dans la chronique du cistercien Albéric de Trois-Fontaines, selon lesquelles «on prétend que cette année [1208] soit célébrée comme le cinquantième ou jubilé et de rémission», se réfèrent, selon toute vraisemblance, à l’indulgence accordée à l’époque par Innocent iii à ceux qui marchaient en procession derrière l'image de la Véronique. S’il s’était agi d’un véritable jubilé, les traces laissées dans les chroniques et les documents auraient été très différentes, et on ne pourrait pas non plus expliquer pourquoi il aurait été convoqué en 1208, une année qui ne marquait aucun anniversaire particulier.

C’est donc Boniface viii qui donna naissance au Jubilé chrétien. Cependant, l’idée n’est née ni dans l’esprit du Souverain Pontife ni dans celui de ses proches collaborateurs. Grâce à une source d’une importance extraordinaire, l’ouvrage De centesimo seu Iubileo anno liber (Livre sur la centième année ou Jubilé) de Jacopo Stefaneschi, cardinal diacre de Saint-Georges-au-Vélabre (il en existe un spécimen magnifique dans le code G. 3, des Archives de Saint-Pierre, conservé à la Bibliothèque apostolique vaticane), nous pouvons en effet connaître les antécédents de la décision qui a finalement poussé le Pape Francesco Caetani à accorder au monde la rémission «la plus totale» des péchés.

«Une rumeur s’était répandue — raconte Jacopo Stefaneschi — concernant l’Année sainte, dont on attendait alors le début imminent avec le chiffre de 1300. (...) Elle révélait une promesse: quiconque se rendrait à Rome dans la basilique Saint-Pierre, prince des apôtres, aurait obtenu la rémission la plus totale de tous ses péchés». Dès lors, une rumeur fit surface et circula parmi le peuple: la fin du siècle apporterait la promesse d’une indulgence «très plénière». L’auteur nous aide à comprendre les effets de cette conviction, même si la cause, ou du moins la motivation immédiate, lui échappe, étant donné que la motivation immédiate ou lointaine réside dans la fervente attente eschatologique qui a imprégné le christianisme tout au long du Moyen Age pour toucher son apogée au xiiie siècle.

L’attente était déjà là, vive, alors que le siècle touchait à sa fin. Il manquait l’étincelle pour déclencher l’incendie. «Et ce qui est étonnant, c’est que pendant presque toute la journée du 1er janvier — rapporte le De centesimo seu Iubileo anno liber — le secret de la nouvelle rémission fut gardé; mais, au coucher du soleil, vers le soir, et presque jusqu’au profond silence de minuit, les Romains en eurent connaissance: et les voici affluer en masse vers la sainte basilique Saint-Pierre. Ils se pressaient près de l’autel, se gênant les uns les autres de sorte qu’il était à peine possible de se rapprocher, comme s’ils pensaient que l’octroi de la grâce, du moins la plus grande, se serait terminé en même temps que cette journée, qui était sur le point de s’achever. Et il nous est impossible d’affirmer avec certitude s’ils étaient venus poussés par un sermon matinal sur la centième année, ou jubilé, prononcé dans la basilique, ou bien de leur plein gré, ou encore — ce qui me semble plus crédible — attirés par un signe du ciel, qui entendait évoquer les célébrations passées de l’année jubilaire et annoncer celles à venir».

L’hypothèse avancée par Jacopo Stefaneschi, selon laquelle un prédicateur avait parlé de l’indulgence, est certainement plausible, mais je ne sais pas s’il faut penser à un «sermon matinal prononcé dans la basilique» ou plutôt à un prédicateur itinérant à travers la ville, sinon il serait impossible d’expliquer pourquoi, si l’appel avait été lancé le matin, la rumeur n’avait commencé à se propager qu’au coucher du soleil. Et, comme nous le savons, certaines rumeurs ont le pouvoir de se diffuser parmi le peuple aussi rapidement que des étincelles qui se répandent sur un champ de chaume: «C’est ainsi que la foi et la fréquentation de citoyens et d’étrangers ont commencé à croître de jour en jour». Ce n’est donc pas d’en haut, mais d’en bas, que la voix a pris forme. Et une fois partie, ni rien ni personne ne put l’arrêter.

Boniface viii ne voulut toutefois pas se rendre. D’ailleurs, ne s’était-il pas déjà résolument opposé à la décision de Célestin v qui, quelques années plus tôt, avait grand ouvert les cordons de la bourse en accordant une indulgence plénière à tous ceux qui, en un jour donné, repentis et confessés, se seraient rendus à L’Aquila, à la basilique de Santa Maria di Collemaggio? C’est pourquoi, rapporte encore notre source, «le bon père ordonna que l’on cherche la confirmation dans les livres anciens. Mais il n’en ressortit rien de ce que l’on cherchait, peut-être à cause de la négligence des pères, s’il était permis de nuire à leur renommée; soit parce que ces livres avaient été perdus à la suite de schismes et de guerres, dont Rome dut très souvent subir les troubles — et cela est une raison de tristesse et non pas d’étonnement — soit parce qu’ils étaient le fruit de l’imagination plutôt que de la vérité».

Des investigations précises donc, mais qui n’aboutirent à rien; et cela parce que rien ne s’était passé, ce qui d’ailleurs mettait le Souverain Pontife dans une position difficile: il n’avait aucun précédent sur lequel s’appuyer, autre que la décision de son prédécesseur immédiat, dont il ne pouvait certainement pas — ni ne voulait — tirer parti. Entre-temps, la rumeur s’enracinait de plus en plus, se diversifiant en plusieurs courants: «Certains affirmaient que le premier jour de l’année séculaire effaçait la tache de tout péché, alors que d'autres pensaient que l'indulgence de cent ans serait gagnée. Ainsi, pendant environ deux mois, ils conservaient les deux espoirs mêlés au doute, et affluaient en grand nombre et en groupes plus compacts que d’habitude le jour où l’on exposait l’effigie vénérable au monde entier, communément appelée Sainte-Face ou la Véronique».

Le dimanche suivant l’octave de l’Epiphanie, qui tombait cette année-là le 17 janvier, la foule était donc particulièrement nombreuse car l’exposition de la Véronique était prévue. Il y eut même l’apparition d’un témoin prétendant être âgé de cent sept ans qui, conduit à la présence du Souverain Pontife, déclara qu’il se souvenait de la fin du siècle précédent, quand son père s’était rendu à Rome pour obtenir le pardon, et avait recommandé ensuite à son fils, «s’il avait vécu jusqu’à la centième année suivante, ce qu’il ne considérait pas possible» de se rendre lui-même à Rome. «Nous l’avons interrogé — assure Jacopo Stefaneschi,— et il nous a rapporté le même récit».

Boniface viii demanda alors «l’avis du Sacré Collège des pères sur la matière nouvelle de la centième année, n’ayant pas encore été pleinement approfondie». Le Pape était tout sauf naïf et était bien conscient de devoir s’aventurer sur un terrain inexploré. Dans cette situation d’ailleurs on ne pouvait parvenir à un oui ou un non sans une consultation préalable: en effet, «grâce aux mérites des apôtres, la question reçut une réponse favorable». La décision de proclamer le Jubilé fut prise et rendue publique le 22 février 1300 par la bulle Antiquorum habet fida relatio. La date choisie, jour de la fête de la Chaire de Saint Pierre, n’était certainement pas fortuite, car c’était «dans la plénitude de l’autorité apostolique» (plenitudo potestatis) que le Souverain Pontife accordait «le pardon non seulement complet et abondant, mais très complet, de tous les péchés».

Poussé par la pression populaire et après bien des hésitations initiales, Boniface viii annonça donc l’événement extraordinaire de cette rémission totale, dont il devenait le généreux donateur. Ce jour fut donc célébré avec une pompe et une solennité particulières: «L’ambon sur lequel le Souverain Pontife romain et les pères étaient montés fut voilé de tissus de soie brodés d’or, un discours fut prononcé à la foule, puis on donna lecture de la bulle». Accueillant la demande populaire dans sa plenitudo potestatis, il se présenta ainsi au monde comme magnanimus pontifex, seul détenteur des clés qui seules pouvaient ouvrir le coffre contenant le trésor de l’Eglise.

Sa décision entendait ain-si manifester la plénitude de son pouvoir, la force charismatique inhérente à l’Eglise hiérarchique: un message immédiatement compris. «Contre les courants hérétiques — écrivait Arsenio Frugoni — qui (...) avaient nié la nécessité d’une médiation de l’Eglise pour le salut, il a lancé sa promesse de pardon qui aurait reçu la réponse irrésistible du désir de salut des fidèles. Les réserves manifestées avec force par les Frères Mendiants sur le caractère réellement plénier de l’indulgence ne seront pas réfutées par les éclaircissements des théologiens, mais plutôt anéanties par le flot de pèlerins qui reconnaissaient, pour ce don merveilleux, le Souverain Pontife comme Vicaire de Dieu».

Mais ce fut un triomphe de courte durée. Deux ans plus tard, il réaffirmera solennellement son idéal hiérocratique dans la bulle Unam sanctam déclarant que «dans l’Eglise et dans son pouvoir il existe deux épées, l’une spirituelle et l’autre temporelle»: «en effet l’une doit être maniée pour l’Eglise, l’autre par l’Eglise; la première par le clergé, la seconde par la main de rois ou de chevaliers, mais selon le commandement et la condescendance du clergé, car il faut qu’une épée dépende de l’autre et que l’autorité temporelle soit soumise à l’autorité spirituelle». La dissolution de l’empire fut toutefois suivie par l’affirmation des puissances nationales et une conception laïque de la politique et l’Etat s’annonçait désormais à l’horizon.

Le Jubilé de 1300 constitua ainsi un moment culminant du pontificat de Boniface viii, et les témoins ont certainement gardé un vif souvenir du grand flot de pèlerins qui se dirigeait vers Rome comme la destination tant désirée et qui, au contact avec l’Urbs, avec ses églises, ses monuments, ses superbes ruines, percevait la trace d’une mémoire séculaire et grandiose dont il se sentait partie prenante, ne serait-ce qu’un instant. Ce fut donc, comme l’écrivait Arsenio Frugoni, «la dernière épreuve de la grande papauté médiévale».

Felice Accrocca