Vers le Jubilé

 Vers le Jubilé  FRA-024
13 juin 2024

«Je puis montrer les trophées des apôtres. Va au Vaticanum ou sur la voie d’Ostie; tu trouveras les trophées des fondateurs de cette église» (Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, 2, 25, 6-7).

C’est par ces paroles, transmises par Eusèbe, évêque de Césarée, que vers 200 après j.c., pendant le pontificat du Pape Zéphyrin, le prêtre Gaius invita l’hérétique Proclus à visiter non seulement le tombeau de Paul, mais également celui de saint Pierre au Vatican. Un petit monument défini par le terme grec tropaiòn, ou «monument de la victoire»: un nom pompeux faisant référence au monument de quelqu’un qui a vaincu la mort par la profession de foi et le martyre, mais en réalité indiquant un petit édicule funéraire construit 100 ans après la mort de saint Pierre près d’un mur enduit de rouge sur lequel un pèlerin anonyme avait écrit quelques lettres grecques: Pétros enì (Pierre est ici), ou bien, toujours dans la perspective de la présence de Pierre, Pétros enì[ réne] (Pierre en paix) [Figure 1]. Cet édicule était donc — déjà au iie siècle — la destination tant convoitée des premiers pèlerins qui arrivaient à Rome au tombeau de l’apôtre Pierre au Vatican.

Depuis lors, le pèlerinage ad limina Petri n’a jamais connu d’interruption, il a plutôt vu une augmentation progressive, surtout pendant les années jubilaires.

Cent ans après la construction du «trophée» évoqué par le prêtre Gaius, une petite salle dédiée au culte pétrinien fut construite à côté de l’édicule. Une salle aux murs plâtrés sur lesquels les pèlerins, entre la fin du iiie et le début du ive siècle, gravèrent leurs noms en latin, ainsi que le christogramme et les initiales de Pierre. Le «mur de graffitis», encore visible sous le maître-autel, constitue un témoignage éloquent de cette coutume liée au pèlerinage et à la dévotion à saint Pierre.

Au fil des années, il y eut une hausse du nombre de fidèles qui venaient à Rome pour se recueillir en prière sur l’humble tombeau de saint Pierre, non loin du cirque du Vatican où il avait souffert le martyre la dixième année de la principauté de Néron. Ainsi l’édicule funéraire du iie siècle et le «mur de graffitis» au-dessus du vénéré tombeau de Pierre furent enclos par Constantin à l’intérieur d’un «monument-sépulcre», recouvert de marbres précieux, encore partiellement conservé aujourd’hui. Un monument qu'Eusèbe de Césarée en l’an 333 rappelait de la manière suivante: «un sépulcre splendide devant la ville, un sépulcre où affluent comme à un grand sanctuaire et temple de Dieu d’innombrables files provenant des quatre coins de l’Empire romain» (Eusèbe de Césarée, Théophanie, 47) [Figure 2].

Sur le vénéré tombeau de l’Apôtre, une destination chère aux pèlerinages pieux, l’empereur Constantin et le Pape Sylvestre ier voulurent construire une magnifique basilique divisée en cinq nefs de 88 colonnes; une grande, très grande basilique, le plus grand temple chrétien de l’époque. Il suffit de dire qu’il fut construit sur une terrasse artificielle d’environ deux hectares, déplaçant d’énormes quantités de terre, enterrant une nécropole encore utilisée et élevant de puissants murs de fondation. Une prouesse de construction vraiment extraordinaire!

Cette basilique a vu affluer en toute époque des fidèles du monde entier, comme en témoignent les nombreuses pièces de monnaie (près de 2.000) trouvées lors des célèbres Explorations sous la confession de Saint-Pierre au Vatican. De modestes offrandes de pèlerins anonymes, dont beaucoup étaient certainement des hôtes des auberges et de ces scholae peregrinorum (hospices de pèlerins) qui surgirent au Moyen Age autour de l’ancienne basilique: la Schola Saxorum qui devint plus tard la Schola Anglorum; la Schola Francorum, la Schola Longobardorum, la Schola Frisonum et, plus tard, la Schola Ungarorum. Comme témoignage de ces scholae, il reste aujourd’hui, devant la place des Protomartyrs romains au Vatican, l’hospice ecclésiastique du «cimetière teutonique», avec le lieu de repos éternel des catholiques d’Allemagne à l’ombre du dôme qui se dresse puissant et grandiose sur le tombeau de Pierre.

Au ive siècle, la première basilique pétrinienne a été construite grande, certainement plus grande qu’il n’était nécessaire à l’époque, en raison d’une «vocation à l’accueil» qui a également inspiré les Papes de la Renaissance dans la construction de la nouvelle basilique Saint-Pierre [Figure 3].

La basilique actuelle s’étend en effet sur une superficie de plus de deux hectares — 22.000 m2 pour être précis — et connaît aujourd’hui un afflux de pèlerins et de visiteurs qui approche (ou dépasse) souvent 50.000 présences quotidiennes. Ainsi, la basilique Saint-Pierre — l’ancienne comme la nouvelle — a été conçue grande dès le début afin d’accueillir — comme l’écrivait déjà Eusèbe de Césarée — «d’innombrables files provenant des quatre coins du monde».

Un accueil réservé à tous: les gens de tout âge et de toute origine, de toute religion et sans religion. Un accueil que le Pape -Alexandre vii (1655-1667) a voulu traduire par une étreinte symbolique sur la pittoresque place Saint-Pierre. Dans ses magnifiques hémicycles à colonnades qui, se cambrant, s’ouvrent Urbi et Orbi (à Rome et au monde), on retrouve en effet l’étreinte de l’Eglise conduite par le Pape, successeur de Pierre. Mais c’est aussi une invitation à entrer dans la basilique, adressée à chacun d’entre nous par la multitude de saints, dont les statues gigantesques — 140 d’entre elles, de plus de trois mètres de haut! — se dressent au sommet de la colonnade, composée de 284 colonnes disposées sur quatre rangées, de 16 mètres de haut (comme un immeuble de cinq étages!). Une invitation à entrer dans la «Maison de Pierre», dans la «sainte demeure de l’apôtre, mère, splendeur et fierté de toutes les églises», comme on pouvait le lire dans l’inscription que le Pape Innocent iii (1198-1216) voulut tracer sur la nouvelle mosaïque absidale de l’ancienne basilique, mais aussi une invitation à devenir «pierres vivantes» de l’Eglise du Christ, à entreprendre un voyage intérieur, à vivre sa vie selon l’Evangile et à l’exemple des saints.

Mais c’est surtout la porte centrale de Saint-Pierre, qui marque physiquement l’entrée du temple du Vatican et évoque un appel supplémentaire et explicite à l’accueil. Sur cette porte en bronze du xve siècle (de près de 8 mètres de haut), qui s’ouvrait déjà sur la grande nef de l’ancienne basilique, on retrouve les apôtres Pierre et Paul, qui portent des vêtements orientaux sous leur tunique et sont entourés d’inscriptions en latin, arabe, hébreu, arménien signifiant que la basilique — l’ancienne comme la nouvelle — a toujours été un lieu d’accueil pour tous les peuples de la terre.

Et toujours dans le portique, c’est-à-dire dans l’espace sacré entre l’étreinte de la grande place et l’immensité de la basilique, est murée l’inscription de l’annonce du premier Jubilé de l’histoire. Un Jubilé né dans un climat de forte ferveur religieuse et d’afflux croissant de pèlerins à Saint-Pierre. L’épigraphe indique la date du 22 février 1300, fête de la Chaire de Saint Pierre, lorsque le Pape Boniface viii (1294-1303), au cours d’une célébration solennelle dans la basilique vaticane, annonça l’indulgence plénière: «en l’année présente, la mille trois centième à peine commencée à partir de la nativité de Notre Seigneur Jésus Christ qui vient de passer, et pour toute centième année future, à tous ceux qui se rendent avec révérence dans ces basiliques (celles de Saint-Pierre et Saint-Paul, ndlr), se repentant sincèrement et s’étant confessés, ainsi qu’à ceux qui se repentiront sincèrement et qui se seront confessés, cette année ou toute centième année future, nous accordons la remise non seulement pleine et plus large mais même totale de tous leurs péchés» [Figure 4].

Quelques décennies plus tard, la cadence des jubilés fut réduite à 50 ans par Clément vi (1342-1352); Urbain vi (1378-1389) l’abaissa à 33 ans en référence aux années de la vie du Christ, mais déjà au début du xve siècle s’établit la tradition — toujours en vigueur — de célébrer le Jubilé tous les 25 ans, cadence formellement ratifiée en 1470 par le Pape Paul ii (1464-1471). En 1500, Alexandre vi (1492-1503) décida que les portes saintes des quatre basiliques auraient dû être ouvertes simultanément, se réservant l’ouverture de la porte sainte de Saint-Pierre qu’il avait rénovée.

Mais quand la Porte Sainte a-t-elle été introduite dans la basilique du Vatican?

Déjà au xviie siècle, Giacomo Grimaldi (1568-1623), clerc bénéficiaire et archiviste du Chapitre du Vatican, reconnaissait avec regret qu’il n’avait pas pu trouver de documents à ce sujet. Des études récentes et détaillées d’Antonella Ballardini mentionnent l’introduction d’une porte sainte dans la basilique Saint-Pierre par le Pape Nicolas v (1447-1445), le Souverain Pontife cultivé et entreprenant qui avait célébré le grand jubilé de 1450. Une sixième porte fut alors ajoutée sur la façade de l’ancienne basilique, une porte petite (porta parvula) et dorée (porta aurea), une porte murée et sans vantaux à ouvrir uniquement les années jubilaires. Cette porte donnait sur la nef nord de l’ancienne basilique, à l’intérieur de l’ancien oratoire de Jean vii (705-707) où se trouvaient l’autel de la Mère de Dieu (Theotokos) et celui très vénéré de la Sainte Face. Cette porte petite et dorée fut reproduite par Fra Angelico dans la chapelle Nicoline [Figure 5] et fut remplacée en 1499 par une nouvelle «Porte Sainte» dans l’espace de l’autel de la Mère de Dieu supprimé par le Pape
Sixte iv (1471-1484) à la veille du Jubilé de 1475.

Dans la nouvelle basilique, l’emplacement de la Porte Sainte a été conservé, sur la façade interne, à l’extrémité nord de l’atrium. Comme dans l’Antiquité, cette dernière porte (uniquement pour l’entrée et non pas pour la sortie) est volontairement plus petite et plus étroite: «Entrez par la porte étroite. Large, en effet, et spacieux est le chemin qui mène à la perdition (...)» (Mt 7, 13-14; cf. Lc 13, 23-24, Ps 118, 20).

Selon la tradition, l’espace de cette porte continua à être muré à la fin de chaque Année Sainte: aussi bien ordinaire, c’est à dire liée à une échéance préétablie, qu’extraordinaire, si proclamée pour un événement d’importance particulière [Figure 6].

Ce n’est que pour le Jubilé de 1950 qu’il fut décidé de créer deux vantaux en bronze pour délimiter le passage de la Porte Sainte de Saint-Pierre, non pas de manière permanente, mais seulement la nuit pendant l’Année Sainte. C’est en effet saint Paul vi, à la fin du Jubilé de 1975, qui fit installer définitivement les deux vantaux de bronze que nous admirons aujourd’hui, modifiant ainsi le rituel d’ouverture et de fermeture de la Porte Sainte et donnant de l’importance non pas à la démolition et à l’élévation du mur de briques, mais au geste symbolique de l’ouverture et de la fermeture de la Porte par le Pape [Figure 7].

Auparavant, le rite d’ouverture de la Porte Sainte impliquait la démolition du mur composé de centaines de briques superposées sans chaux, portant les armoiries de la Fabrique de Saint-Pierre, la date et le nom du Souverain Pontife ayant fermé la porte. Après les trois coups de marteau symboliques donnés par le Pape sur la face avant du mur [Figure 8], celui-ci était «abattu» grâce aux manœuvres habiles des «ouvriers de Saint-Pierre» qui avaient préalablement encagé le mur sur une structure spéciale en bois préparée dans ce but.

L’origine des vantaux en bronze de la Porte Sainte se situe entre la première et la deuxième phase du concours pour la réalisation des trois portes principales de la basilique Saint-Pierre, annoncé en juillet 1947 pour donner suite au testament et à une donation du prince Georges de Bavière, prêtre et chanoine ordinaire de la basilique († 1943). En effet, à cette époque, à l’exception de la Porte de Filarète, les grandes portes de la basilique étaient encore en bois et d’une facture très modeste. Cependant, aucune des quatre---
vingts esquisses présentées ne fut jugée convenable par le comité d’examen présidé par le cardinal archiprêtre de la basilique, qui décida alors d’attribuer une médaille d’or aux douze artistes qui s’étaient distingués lors de cette première phase du concours, les invitant en même temps à une deuxième épreuve.

Mgr Ludovic Kaas, secrétaire-trésorier de la sainte Fabrique de Saint-Pierre et secrétaire de la Commission du concours, décida de confier — par commande directe et hors concours — la réalisation des deux nouveaux vantaux en bronze de la Porte Sainte au sculpteur siennois Vico Consorti (1902-1979), l’un des artistes inscrits au concours pour les portes de la basilique vaticane.

Ce fut également Mgr Ludovic Kaas, soutenu par quelques con-seillers, en premier lieu Mgr Arthur Wynen [Figure 9], qui choisit le thème de la Porte et les épisodes à représenter dans les différents panneaux, en s’inspirant des expressions suggérées par Pie xii dans sa prière: «Accorde-moi, ô Seigneur, que cette Année Sainte soit l’année du grand retour et du grand pardon».

Construite en 1949, en neuf mois de travail continu et difficile, y compris à la fonderie Fernando Marinelli, la Porte est composée de 16 bas-reliefs en bronze doré représentant des épisodes de l’Ancien et du Nouveau Testament soulignés par des inscriptions et de 12 panneaux avec les armoiries des Papes ayant célébré le Jubilé: de Boniface viii au Pape François.

Une porte capable de «parler» aux gens à travers d’admirables bas-reliefs qui — comme l’a expliqué le cardinal Angelo Comastri — «photographient l’histoire de la Miséricorde de Dieu, qui vient continuellement à notre rencontre: la Porte Sainte est un symbole qui rend visibles les paroles suivantes de Jésus: “Je suis la porte: si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé”» (Jn 10, 9).

*Responsable de la Section Nécropole
et patrimoine artistique de la Fabrique de Saint-Pierre

Pietro Zander*