Marc écrit une séquence de cinéma à une époque où le cinéma n’existe pas… Dans une scène qui filme Jésus débarquant sur la rive, Marc insère au cœur d’une première action une deuxième action: Jaïre, chef de la synagogue, demande à Jésus de venir soigner sa fille à l’agonie ; Jésus accepte mais, au milieu de la foule, le voilà retardé par une guérison qu’il opère presque à son insu, celle de la femme hémorroïsse ; du coup, la fille de Jaïre meurt avant qu’il n’atteigne sa maison, ce qui rend son déplacement inutile ; or Jésus insiste, exige de se retrouver seul avec le cadavre et ranime l’enfant. Le récit déploie une montée en puissance de ses pouvoirs, puisqu’il saute d’un rétablissement à une ressuscitation.
Les deux miracles se distinguent non seulement par leur degré, mais par leur signification. Le premier — arrêter les saignements continus de la femme — s’accomplit sans que Jésus l’ait souhaité ou su. La Galiléenne touche ses vêtements — pas même son corps — et cela suffit à la délivrer. A cet instant, Jésus, lui, perçoit seulement qu’il est traversé: quelque chose s’échappe de lui, une puissance dont il n’est que le médium. Aussi déclare-t-il à cette femme que sa foi à elle l’a sauvée. Comme le formulera un mystique juif de l’école de Safed au xvie siècle, « il n’y a rien qui ne descende du ciel s’il n’y a une force qui le désire». L’ultime espoir que cette malade a entretenu fut au principe de sa guérison.
Le second miracle, lui, découle d’une autre demande, celle de Jésus lui-même, qui supplie son père de ramener la fillette à la vie. L’extraordinaire advient, mais plus étrange encore, voici ce qu’en conclut Jésus auprès de la famille: « N’en parlez à personne».
Jésus déteste passer pour un producteur de miracles. Pourquoi ? En ce temps-là, il n’y a que ça autour de lui ; les thaumaturges, les guérisseurs, les magiciens, les faiseurs de prodiges pullulent! De tels actes ne qualifient donc pas Jésus spécifiquement comme fils de Dieu ; pire, ils brouillent son message. Certes, les Evangiles soulignent sa singularité: ses miracles ne sont pas rapportés à l’opérateur de façon narcissique afin d’assurer sa gloire et sa publicité selon la méthode ordinaire, ils ne sont imputés qu’à Dieu ou qu’au malade qui prie, Jésus demeurant l’intercesseur. A la différence des guérisseurs païens, Jésus ne s’accorde jamais à lui-même le pouvoir de sauver; cette emprise lui est donnée par Dieu. En lui, Dieu est à l’œuvre, Dieu est au travail.
A Jérusalem, quand les passants sarcastiques, assistant à ses chutes durant le chemin de croix puis à son supplice sur le Golgotha, pressent Jésus de faire des miracles, il s’en abs-tiendra, manifestant sa faiblesse plutôt que sa puissance. Car il est un homme à ce moment-là; un unique miracle compte ou comptera: sa Résurrection.
Bref, si ses miracles existent, Jésus ne va jamais jusqu’à s’en prévaloir. A ses yeux, ce n’est pas en raison des miracles que l’on doit croire en son enseignement.
Pourtant, plus tard, au cours de l’histoire chrétienne, lors de moments troublés, certains brandiront la « preuve par les miracles », y compris le grand Blaise Pascal. A moi, penseur croyant, cette idée déplaît. Dans les récits de miracles, je ne vois pas des preuves mais des appels: gardons confiance dans le pouvoir de Dieu.
Eric-Emmanuel Schmitt