· Cité du Vatican ·

Entretien avec sœur Veronica Donatello sur le droit des porteurs de handicap à vivre pleinement

Personne ne se réduit à ses limites

 Personne ne se réduit  à ses limites  FRA-030
25 juillet 2024

La nouvelle a fait la une des journaux italiens ces dernières semaines: deux jeunes filles handicapées, en fauteuil roulant, n'ont pas été autorisées à assister à deux concerts, l'un à Rome et l'autre à Milan, à cause de leur maladie. Les deux jeunes ne se sont pas laissées faire et ont finalement — également grâce à la reprise médiatique de l'évènement — réussi à obtenir ce qu'elles voulaient. L'histoire se finit bien, donc, mais elle a mis en exergue une fois de plus combien la vie des personnes porteuses de handicap peut être difficile dans un pays économiquement développé comme l'Italie. Bien sûr, de nombreux progrès ont été faits ces dernières années en matière d'accessibilité et d'inclusion, mais quelque chose semble encore manquer: la reconnaissance du fait que les personnes les plus vulnérables ont aussi le droit d'avoir du temps libre, de s'amuser, d'aller à un concert ou au théâtre, de goûter aux joies de la vie comme tout le monde. A la suite de cette nouvelle, nous avons demandé à sœur Veronica Donatello, responsable du Service national pour la pastorale des personnes porteuses de handicap de la Conférence épiscopale italienne, de réfléchir à ce que le monde multiforme du handicap demande aujourd'hui à la communauté et aux institutions. Pour la franciscaine alcantarine, avec qui nous collaborons depuis des années pour offrir une traduction des activités du Pape en langue des signes dans les médias vaticans, le premier changement doit être avant tout d'ordre culturel: comprendre que les personnes handicapées ne sont pas définies par leur maladie, mais que ce sont des personnes qui veulent vivre pleinement chaque expérience qu'offre la vie, aussi bien en société que dans l'Eglise.

Deux jeunes filles porteuses de handicap se battent pour avoir le droit de vivre un moment d'insouciance: le concert de leur artiste préféré. Cette fois-ci l'histoire s'est bien finie, peut-être parce que l'histoire a été reprise par les médias, mais ce n'est pas toujours le cas. Pourquoi est-il compliqué de faire comprendre que les personnes handicapées ont le droit de s'amuser?

Une des choses sur lesquelles nous essayons de travailler est d'amener la personne handicapée à comprendre son intégralité; en tant que personne, elle n'a pas besoin d'être réduite uniquement à un objet de soins. Parfois, l'approche médicale et la position adoptées s'inscrivent exclusivement dans une perspective de réadaptation: manger, boire, dormir. En définitive, la réadaptation suffit: pour nous, tu représentes uniquement cela; et donc, une fois que c'est fait, tout va bien. On oublie que cette personne à des besoins, des désirs: elle va au-delà de sa maladie, au-delà de ce dont je parlais avant. C'est une formule que nous utilisons tout le temps, et avec le temps nous l'utilisons avec plus de force: la perspective du projet de vie est de considérer l’autre comme une personne! Selon une statistique de l'Istat, l'institut national de statistique italien, 4% des individus handicapés, 6% tout au plus, ont accès aux lieux d'attractions ou ont la possibilité d'aller au théâtre, à un concert… Je crois que le préjugé est l'un des principaux problèmes, c'est-à-dire réduire l'autre à sa maladie, à un objet de soins, à un objet à réadapter.

L’été est évidemment le temps dédié aux vacances, aux loisirs. Pour de nombreuses personnes handicapées, comme pour les personnes âgées, cela peut-être une période encore plus difficile car les infrastructures et les parcours adaptés manquent… les villes se vident. D'après votre expérience, ressentez-vous ce malaise chez les personnes les plus vulnérables que vous rencontrez au cours de cette saison, qui est synonyme de bonheur?

Oui, j'entends leur cri et parfois celui de familles dont certains membres sont handicapés et qui voudraient passer une journée avec d'autres familles dont certains membres sont aussi handicapés, ou un couple où lui ou elle est handicapé et voudrait sortir. Ce malaise est présent. Je pense que le drame est l'aménagement des lieux. Selon la dernière statistique réalisée à ce sujet, 13 millions d'individus sont porteurs de handicap acquis ou congénital en Italie. Il ne s'agit donc pas de quelques personnes: pourtant, elles sont invisibles. Dans les structures d'accueil, à la plage, au restaurant, nous sélectionnons automatiquement. Au maximum, il y a une rampe d'accès, mais le handicap n'est pas que physique. Puis on se rend compte qu'en aménageant, il est possible d'avoir une plage accessible à tous. Nous avons inauguré une plage à Ravenne: c'est une plage accessible à tous, vraiment à tous, personne n'est exclu. La plage est très appréciée parce qu'elle est belle; chacun se sent inclus, accueilli. Alors je pense que l'enjeu réside vraiment dans l'aménagement: il faut apprendre à aménager. Je me rends compte qu'il y a des personnes qui ont des besoins spéciaux et qui nécessitent un soutien différent, qui va au-delà de la rampe d'accès pour fauteuil roulant — la devise que nous répétons tout le temps est: «Au-delà de la rampe d'accès».

Depuis des années, l'Eglise italienne dialogue, stimule, collabore avec les institutions — à différents niveaux — en matière d'inclusion des personnes handicapées. Où en sommes-nous dans la prise de conscience que chaque dimen-sion de l'existence de la personne porteuse de handicap doit être reconnue et donc facilitée, au-delà du droit à étudier et à travailler?

Ces dernières années, nous travaillons beaucoup. Je dois dire qu'il y a une grande synergie avec les autres bureaux de la Conférence épiscopale italienne à ce sujet, et avec les diocèses. Cela commence à porter beaucoup de fruits. Par exemple, pour le Jubilé, 22 diocèses ont déjà élaboré des parcours, des itinéraires, des lieux accessibles pour différents types de handicap. Ce sont des projets «nés pour» les personnes handicapées mais réalisés avec elles, où ces mêmes personnes mettent leurs compétences à disposition. Il y a un mouvement en ce sens: le Jubilé est aussi une grande occasion pour beaucoup de penser à des lieux d'art et de foi pour tous. Voilà, c'est comme si une ville commençait à penser pour tout le monde petit à petit: d'un côté, il y a un parcours d'art et de foi, de l'autre il y a une plage pour tous et ainsi de suite pour tout ce que la ville peut offrir. Petit à petit, nos diocèses se rendent compte qu'il y a une partie de la population qui n'a pas accès, ne rentre pas. Et elle ne rentre pas non pas parce qu'elle ne veut pas, mais parce qu'elle ne peut pas!

«Créer une paroisse pleinement accessible ne signifie pas seulement supprimer les barrières physiques, mais également assumer le fait que nous devons cesser de parler d’“eux” et commencer à parler de “nous”», a dit le Pape François. Qu'est-ce qui a été accompli ces dernières années pour faire de l'Eglise un lieu, ou plutôt, une communauté, qui réponde à cette -exhortation du Souverain Pontife?

Nous y travaillons: c'est un work in progress. Nous y travaillons beaucoup. L'Eglise en Italie travaille déjà depuis 30 ans à la participation des personnes handicapées à la vie liturgique, à la vie sacramentelle. C'est un enjeu: c'est un enjeu car — je dirais — c'est encore parfois laissé à la sensibilité de chacun. Mais je dois reconnaître que ces dernières années, aussi grâce à la conscience que les personnes handicapées elles-mêmes ont d'être baptisées, ce sont elles qui, dans les églises, dans les diocèses, demandant non seulement des droits, mais aussi une appartenance — qui est un mot plus beau, plus entier, plus vrai. Alors, petit à petit, on grandit, car pour passer du je au nous, il y a tu. J'ajoute que tout doucement, pour de nombreux diocèses, le chemin synodal a été un défi pour connaître le tu de l'autre, au-delà de la «maladie», au-delà de la réalité. Nous travaillons sur cela: des réalités ont déjà fait de nombreux progrès, ont déjà mis en œuvre de nombreux projets. Voilà, nous réalisons des petits pas à notre portée. D'autres diocèses ont saisi l'occasion du Jubilé... Quand nous passons au nous, quand nous nous permettons de connaître l'autre, car sinon nous ne réalisons que des projets d'accessibilité, et ce n'est pas le critère de l'Evangile. Pour l'Evangile, le critère est l'appartenance, c'est-à-dire «faire partie de». Et, comme je le dis toujours, cela s'avérera lorsque, au cours d'une Messe, nous remarquerons les autres, nous dirons: «Mais pourquoi Marc ne vient pas?», en parlant d'un garçon autiste. Ou «comment se fait-il que Georges, qui a eu un grave accident, ne soit pas venu à la Messe?». Voilà ce qu'est l'appartenance: quand on se rend compte que tout le monde à table n'est pas assis avec soi.

Le célèbre chanteur afro-amércain Stevie Wonder, atteint de cécité, a dit: «Ce n'est pas parce qu'un homme n'a pas l'usage de ses yeux qu'il manque de vision». Ces dernières décennies, aussi grâce à des personnalités du monde de la musique, du sport et du cinéma, les gens se sont rendus compte que ceux qui sont porteurs de handicap peuvent eux aussi faire de grandes choses si on leur en donne la possibilité. Pourtant, les personnes handicapées semblent être sous-représentés, également dans les espaces d'informations. Comment changer la donne?

Sans aucun doute, progressivement, en leur permettant d'être là aussi, au-delà de leur handicap. C'est-à-dire, chacun à sa propre limite, et cette limite nous rend humains. Le grand défi est donc de permettre à chacun — qu'il soit handicapé ou non — d'exploiter ses talents. Parfois, cela provoque encore des réactions. Les gens disent: «Ah, mais vous savez, un garçon autiste dessine! Ouah!». D'accord, je comprends l'étonnement la première année scolaire. Mais cela devrait être normal la deuxième année, c'est-à-dire que tout le monde a des dons, des talents, personne ne se réduit à ses limites. Je ne pourrais jamais lire en public, mais j'en ai d'autres, des dons! Je pense donc que, parfois, le grand défi consiste à accueillir l'autre dans ses limites, qui sont celles de la créature. Mais en même temps, il ne faut pas s'arrêter là: nous avons le corps, nous avons les sens, nous avons d'autres réalités avec lesquelles nous pouvons entrer en relation, nous pouvons exploiter nos dons. Dans l'Evangile, le Seigneur dit qu'au moins un don a été donné à chacun, chacun a un talent. Une personne handicapée m'a dit un jour: «Nous sommes servis par l'Eglise, mais nous ne servons pas l'Eglise». Cela devrait nous interpeller.

Y a-t-il une histoire qui vous a particulièrement marquée, celle de l'engagement d'une personne handicapée ou d'une communauté entière pour obtenir un droit qui lui est refusé, lié précisément à la dimension de l'épanouissement par la participation à des activités récréatives, culturelles ou sportives?

Il y en a tellement. Il est difficile d'en citer une seule. Je pense à un diocèse du Nord, je l'ai mentionné tout à l'heure, Ravenne, qui a associé au chemin de l'art un chemin lié aux loisirs, aux sports, à l'accessibilité aux lieux de culte, d'attractions — pensez aux mosaïques de Ravenne — en créant une synergie avec les réalités territoriales. Cette réalité est née à la suite du décès d'une personne handicapée qui ne pouvait pas accéder à la plage, cette réalité est née grâce au cri des personnes handicapées et le défi est de travailler en réseau. Une autre réalité est née d'une personne handicapée, Rosaria, en Campanie: c'est une mère handicapée qui se bat à la fois au niveau politique et ecclésial et qui se concentre non pas tant sur l'accessibilité que sur l'utilisabilité des lieux. Elle se bat avec un groupe de personnes, à la fois dans l'Eglise et dans sa propre ville, dans sa région, non seulement pour faire valoir ses droits, mais surtout pour faire changer les points de vue, afin de créer des lieux pour tout le monde, et pas seulement une portion de la ville. On se sent alors vraiment citoyen, ce qui est un beau mot.

Le Jubilé se rapproche de plus en plus. Par rapport à l'Année jubilaire de l'an 2000, il y a certainement, même dans l'Eglise, une plus grande attention et une plus grande sensibilité à l'égard des personnes handicapées. Qu'espérez-vous des nombreuses personnes malades et handicapées qui viendront à Rome l'année prochaine?

Que de plus en plus d'événements déclenchent des processus dans les lieux de vie. L'objectif est de faire en sorte que le Jubilé ne présente aucun obstacle à la participation à tous les événements, mais il serait vraiment bien que, de retour dans leur diocèse, la personne handicapée, sa famille, quiconque vienne à Rome, aient le sentiment d'appartenir à l'Eglise. Nous travaillons à la mise en œuvre d'autres langues des signes dans les médias du Vatican pour les événements liés au Pape, nous améliorons l'application de communication inclusive «Vatican For All». Nous travaillons pour que les journées de l'Année jubilaire soient pour tout le monde, des journées où les personnes handicapées soient protagonistes de l'organisation des différents projets mis en œuvre. Le vœu le plus cher serait qu'au cours de ce pèlerinage jubilaire, nous nous redécouvrions tous comme un peuple, un peuple qui nous appartient.

Alessandro Gisotti