«La foi chrétienne doit générer en nous “une mystique des yeux ouverts”, non pas une spiritualité qui fuit le monde mais — au contraire — une foi qui ouvre les yeux sur les souffrances du monde et le malheur des pauvres afin d’exercer la même compassion que le Christ». C’est ce qu’a souligné le Pape François lors de la Messe pour la huitième Journée mondiale des pauvres, célébrée dans la matinée du dimanche 17 novembre, dans la basilique vaticane. Nous publions ci-dessous l’homélie prononcée par le Saint-Père à cette occasion:
Les paroles que nous venons d’écouter pourraient susciter en nous des sentiments d’angoisse; en réalité, elles sont une grande annonce d’espérance. En effet, si Jésus semble décrire l’état d’esprit de ceux qui ont vu la destruction de Jérusalem et qui pensent que la fin du monde soit déjà arrivée, Il annonce au même moment une chose extraordinaire: au cœur de l’obscurité et de la désolation, alors même que tout semble s’écrouler, Dieu vient, Dieu se fait proche, Dieu nous rassemble pour nous sauver.
Jésus nous invite à avoir un regard plus pointu, à avoir des yeux capables de «lire au-dedans» des événements de l’histoire, pour découvrir que, même dans les angoisses de notre cœur et de notre temps, brille une espérance inébranlable. En cette Journée mondiale des pauvres, arrêtons-nous alors sur ces deux réalités: angoisse et espérance, qui se défient toujours en duel sur le terrain de notre cœur.
Tout d’abord l’angoisse. C’est un sentiment répandu à notre époque où la communication sociale amplifie les problèmes et les blessures, rendant le monde moins sûr et l’avenir plus incertain. Aujourd’hui, l’Evangile s’ouvre par un tableau qui projette dans le cosmos la tribulation du peuple, et il le fait en utilisant le langage apocalyptique: «Le soleil s’obscurcira et la lune ne donnera plus sa clarté; les étoiles tomberont du ciel, et les puissances célestes seront ébranlées» et ainsi de suite (Mc 13, 24-25).
Si notre regard se fixe uniquement sur le récit des faits, l’angoisse prend le dessus en nous. En effet, aujourd’hui encore nous voyons le soleil s’obscurcir et la lune s’éteindre, nous voyons la faim et la disette qui oppriment nombre de frères et de sœurs qui n’ont pas à manger, nous voyons les horreurs de la guerre, nous voyons les morts innocents. Devant cette situation, nous courons le risque de sombrer dans le découragement et de ne pas nous rendre compte de la présence de Dieu au cœur du drame de l’histoire. Nous nous condamnons ainsi à l’impuissance; nous voyons l’injustice qui provoque la souffrance des pauvres grandir autour de nous, mais nous adoptons la résignation habituelle de ceux qui, par confort ou par paresse, pensent que «ainsi va le monde» et que «je ne peux rien y faire». Alors la foi chrétienne elle-même se réduit à une dévotion inoffensive, qui ne dérange pas les puissances de ce monde et ne génère pas d’engagement concret dans la charité. Pendant qu’une partie du monde est condamnée à vivre dans les bas-fonds de l’histoire, que les inégalités s’accroissent et que l’économie pénalise les plus faibles, tandis que la société se consacre à l’idolâtrie de l’argent et de la consommation, souvent les pauvres et les exclus ne peuvent rien faire d’autre que de continuer à attendre (cf. Evangelii gaudium, n. 54).
Mais, dans ce tableau apocalyptique, Jésus ranime l’espérance. Il ouvre grand l’horizon, élargit notre regard pour que nous apprenions à saisir, même dans la précarité et la souffrance du monde, la présence de l’amour de Dieu qui se fait proche, qui ne nous abandonne pas, qui agit pour notre salut. En effet, au moment même où le soleil s’obscurcit, où la lune cesse de briller et où les étoiles tombent du ciel, comme le dit l’Evangile, «on verra le Fils de l’homme venir dans les nuées avec grande puissance et avec gloire»; et Il «rassemblera ses élus des quatre coins du monde, depuis l’extrémité de la terre jusqu’à l’extrémité du ciel» (vv. 26-27).
Par ces paroles, Jésus indique avant tout sa mort qui aura lieu peu après. Sur le Calvaire, en effet, le soleil s’obscurcira, les ténèbres descendront sur le monde; mais précisément à ce moment-là, le Fils de l’homme viendra sur les nuées, car la puissance de sa résurrection brisera les chaînes de la mort, la vie éternelle de Dieu surgira des ténèbres et un monde nouveau naîtra des décombres d’une histoire blessée par le mal.
Frères et sœurs, voilà l’espérance que Jésus veut nous confier. Et Il le fait également à travers une belle image: regardez la plante du figuier, car «dès que ses branches deviennent tendres et que sortent les feuilles, vous savez que l’été est proche» (v. 28). De la même manière, nous sommes nous aussi appelés à lire les situations de notre histoire terrestre: là où il semble n’y avoir qu’injustice, souffrance et pauvreté, à ce moment dramatique précis, le Seigneur se fait proche pour nous délivrer de l’esclavage et faire resplendir la vie (cf. v. 29). Et il se rapproche avec notre proximité chrétienne, notre fraternité chrétienne. Il ne s’agit pas de jeter une pièce dans la main de celui qui a besoin. A celui qui fait l’aumône, je demande deux choses: «Est-ce que tu touches la main des personnes ou est-ce que tu jettes la pièce sans la toucher? Est-ce que tu regardes la personne que tu aides dans les yeux ou est-ce que tu détournes le regard?
Ce sont nous, ses disciples, qui, grâce à l’Esprit Saint, pouvons semer cette espérance dans le monde. C’est nous qui pouvons et devons allumer des lumières de justice et de solidarité tandis que s’épaississent les ombres d’un monde fermé (cf. Enc. Fratelli tutti, nn. 9-55). C’est nous que sa Grâce fait briller, c’est notre vie imprégnée de compassion et de charité qui doit devenir un signe de la présence du Seigneur, toujours proche de la souffrance des pauvres, pour apaiser leurs blessures et changer leur sort.
Frères et sœurs, ne l’oublions pas: l’espérance chrétienne, qui s’est accomplie en Jésus et se réalise dans son Royaume a besoin de nous, a besoin de notre engagement, a besoin d’une foi active dans la charité, a besoin de chrétiens qui ne se détournent pas. Je regardais une photo prise par un photographe romain: un couple d’adultes, presque âgés, sortait d’un restaurant, en hiver; la femme bien couverte de fourrure et l’homme aussi. A la porte, il y avait une femme pauvre, couchée par terre, qui mendiait, et ils regardaient tous les deux ailleurs... Cela arrive tous les jours. Posons-nous la question: est-ce que je me détourne quand je vois la pauvreté, les besoins, la souffrance des autres? Un théologien du xxe siècle disait que la foi chrétienne doit générer en nous «une mystique des yeux ouverts», non pas une spiritualité qui fuit le monde mais — au contraire — une foi qui ouvre les yeux sur les souffrances du monde et le malheur des pauvres afin d’exercer la même compassion que le Christ. Est-ce que j’éprouve la même compassion que le Seigneur devant les pauvres, devant ceux qui n’ont pas de travail, qui n’ont pas à manger, qui sont marginalisés par la société? Et nous ne devons pas seulement regarder les grands problèmes de la pauvreté dans le monde, mais le peu que nous pouvons tous faire chaque jour par nos modes de vie, par notre attention et notre souci pour l’environnement dans lequel nous vivons, par la poursuite tenace de la justice, par le partage de nos biens avec ceux qui sont plus pauvres, par l’engagement social et politique pour améliorer la réalité qui nous entoure. Cela peut nous sembler peu de choses, mais notre peu sera comme les premières feuilles qui poussent sur le figuier, notre peu sera un avant-goût de l’été qui est maintenant proche.
Bien aimés, en cette Journée mondiale des pauvres, je voudrais rappeler une invitation du cardinal Martini. Il dit que nous devons veiller à ne pas penser qu’il y a d’abord l’Eglise, solide en elle-même, et ensuite les pauvres dont nous choisissons de nous occuper. En réalité, on devient Eglise de Jésus dans la mesure où nous servons les pauvres, car ce n’est qu’ainsi que «l’Eglise “devient” elle-même, c’est-à-dire que l’Eglise devient une maison ouverte à tous, un lieu de la compassion de Dieu pour la vie de chaque homme» (C.M. M artini , Città senza mura. Lettere e discorsi alla diocesi 1984, Bologna 1985, 350).
Et je le dis à l’Eglise, je le dis aux gouvernements, je le dis aux Organisations internationales, je le dis à chacun et à tous: s’il vous plaît, n’oublions pas les pauvres.