Rome «hospitalière et attentionnée»

 Rome «hospitalière  et attentionnée»  FRA-051
19 décembre 2024

Pendant les Jubilés, Rome devenait un pôle d’attraction pour la foi des pèlerins qui venaient en grand nombre dans la ville. S’il était difficile de trouver un abri pour les voyageurs riches, cela l’était encore plus pour ceux qui arrivaient sans rien, dépourvus de tout, sans un abri pour se protéger du froid et pieds nus.

A l’occasion des Jubilés, les chroniques de l’époque insistent sur les «foules immenses» de pèlerins venus à Rome «du monde entier». Seuls les plus riches pouvaient trouver un logement dans des auberges, des hôtels ou des chambres de location, mais les pauvres, qui constituaient bien sûr la grande majorité, étaient exclus de tout cela. Non seulement dans la Rome des Jubilés, mais déjà au cours des siècles précédents, l’Europe et la Terre Sainte étaient dotées d’un dense réseau de protection sociale. Le long des chemins de pèlerinage, il y avait des  xenodochia — ou hospices — et hospitalia, à l’intérieur et à l’extérieur des monastères, qui assuraient un hébergement et des soins de santé gratuits aux pauvres et aux pèlerins.

A Rome, dans les trois siècles qui suivent le premier Jubilé de 1300, les institutions qui organisaient l’hospitalité étaient déjà plus d’une centaine. Les étrangers pouvaient également s’appuyer sur les fondations nationales liées aux pays transalpins, ou aux «nations» des différentes régions de la péninsule italienne, tandis que les pèlerins infirmes pouvaient bénéficier des services des grands hôpitaux publics romains, comme le Santo Spirito in Sassia.

Rome, la plus «hospitalière et attentionnée»

En 1601, Camillo Fanucci, dans l’introduction de son Traité sur toutes les œuvres caritatives de la sainte ville de Rome, écrivait: «Si, en l’Année Sainte 1575, je fus émerveillé par les grandes charités qui se faisaient à Rome pour toutes sortes de personnes qui venaient dans la ville pour obtenir le très-saint Jubilé, en cette année 1600, j’ai été étonné, émerveillé et presque hors de moi, après avoir vu les très grandes et immenses œuvres de charité et de piété, réalisées par les confréries de ladite ville…».

En 1679, l’abbé Carlo Bartolomeo Piazza, des Oblats de Milan, confirme cette même impression dans son traité Les œuvres caritatives de Rome, écrivant que, tout comme la ville avait accueilli Pierre et Paul, anciens pèlerins envoyés par le Christ, de même «au-dessus de toutes les villes du monde [elle a] la gloire d’avoir été et d’être la plus hospitalière et attentionnée». L’abbé énumère également, quoique sommairement, toutes les institutions destinées à l’assistance des pèlerins étrangers mais aussi des Romains pauvres. Rome jouit de la charité du Pape, «le père universel des pauvres de toutes les nations du monde et dispensateur de tout son patrimoine» au moyen des «aumônes qu’il distribue en privé et celles qui passent par les mains de son aumônier majeur» touchant selon Piazza 10.000 écus par mois, distribués aux pauvres «honteux» — des gens humiliés par les adversités et qui avaient honte de mendier le pain — ainsi qu’aux hôpitaux, aux monastères masculins et féminins et aux différents lieux pieux de Rome.

Des mesures préventives

Avant chaque Jubilé, les autorités pontificales prenaient des mesures garantissant à la ville la capacité de faire face au grand flux de visiteurs. D’importants stocks de nourriture et de bois étaient importés en temps utile, mais il n’était pas toujours possible de répondre aux besoins, notamment parce que parfois des intérêts privés finissaient par vicier les prix des biens et des services, ce que l’on cherchait d’empêcher par des décrets et des notifications. Les sources racontent l’avidité des traiteurs, aubergistes et hôteliers : Matteo Villani, frère de Giovanni et continuateur de la Nuova Cronica après la mort de ce dernier lors de la peste de 1348, raconte que lors du deuxième Jubilé, celui de 1350, «Les Romains étaient tous devenus aubergistes […] et pour gagner excessivement, alors qu’ils auraient pu permettre aux pèlerins d’avoir tout ce qui est nécessaire pour vivre en abondance et à bon marché, ils provoquèrent une pénurie de pain, de vin et de viande toute l’année». Le nombre de personnes affluant vers Rome était si grand que, souvent, même ceux qui étaient prêts à payer pour un logement ne parvenaient pas à en trouver et étaient obligés de dormir dans la rue.

Jubilé et protection des locataires:
les mesures papales

Les autorités pontificales, en plus d’organiser l’arrivée des pèlerins, devaient également protéger les citoyens romains qui risquaient d’être victimes de l’augmentation incontrôlée des loyers pendant le Jubilé. En 1549, le Pape Paul iii promulgua un décret qui interdisait l’augmentation des loyers et les expulsions pendant l’Année Sainte de 1550. Léon xii fit de même pour le Jubilé de 1825, comme le précise le décret de Guido Ascanio Sforza de Santa Fiora, cardinal diacre de Saint-Eustache, chambellan de la Sainte Eglise romaine: «Sur mandat de notre très saint Seigneur Pape Paul iii … nous établissons et ordonnons qu’à l’avenir, en vue de l’année sainte ou Jubilé, toujours lors-qu’une telle année surviendra, pour une année avant et pour ladite année sainte ou Jubilé, le loyer des maisons ne puisse être augmenté aux locataires par les propriétaires, ni le mode de paiement du loyer ne soit modifié. En outre… afin d’éviter des querelles et des controverses… nous ordonnons que ni le locataire lui-même ni son sous-locataire ne puissent être expulsés de la maison louée ou sous-louée par le propriétaire». Pour récupérer sa maison, le locataire devait «jurer de ne pas la louer à autrui mais d’y habiter lui-même pendant un an, sous peine, en cas de parjure, de perdre le loyer de la maison en question pendant deux ans».

Nourrir les affamés

L’accueil des pèlerins devait être gratuit et donc la charge de nourrir les hôtes du couvent incombait aux moines qui voyaient également diminuer les rations qui leur étaient attribuées, surtout lorsqu’ils devaient accueillir des pèlerins de haut rang accompagnés de leur entourage, même si ces derniers remboursaient souvent leurs dettes en laissant des privilèges, des fonds ou des droits ou en faisant des donations. Pour les Jubilés du xvi e siècle, il existe une abondante documentation dans l’archiconfrérie Santissima Trinità dei Pellegrini, y compris le menu du dîner, le seul repas, car pendant la journée les pèlerins faisaient le tour des églises et ne mangeaient pas. Pour un service de 356 personnes, la liste des aliments comprenait de la salade, du pain, de la viande et de grands pots de vin et pour ceux qui «ne mangeaient pas de viande et voulaient boire de l’eau», il y avait du poisson ou d’autres menus maigres. Au cours du Jubilé de 1675, on raconte que les poissons servis grâce à la charité de Mgr Giuseppe D’Aquino, auditeur général de la révérende chambre apostolique, étaient si bons, variés et nombreux qu’«ils remplirent non seulement les tables, mais aussi les poches des pèlerins».

Un service sanitaire qui fonctionne

Entre la fin du Moyen Âge et le début de l’ère moderne, la présence de communautés étrangères à Rome prit une dimension plus stable et organisée, produisant également des «zones d’influence» dans le tissu urbain, souvent autour des sièges des ambassades, notamment pour les pays ayant un plus grand poids politique, comme l’Espagne et la France. Dès la fin du Moyen Âge, les différentes communautés étrangères avaient fondé des hospices et des confréries nationales qui, pendant les années jubilaires, étaient très actives dans l’accueil de leurs compatriotes en pèlerinage vers les lieux saints. Parmi les fondations transalpines les plus importantes il y a l’hôpital Saint Jacques des Espagnols, qui accueillait les pèlerins espagnols à Rome, et Saint Louis des Français pour les Français. En plus des «nations», il existait de nombreuses fondations d’Etats de la péninsule italienne, comme Saint Jean des Florentins.

Dans les années qui suivirent le premier Jubilé, l’on comptait 25 hospices, qui se multiplièrent au fil du temps jusqu’à atteindre les fondations significatives du xvi e siècle. Parmi les hôpitaux les plus importants, on trouve Santo Spirito in Sassia, puis Santissimo Salvatore à Saint-Jean-de-Latran, San Giacomo degli Incurabili et Santa Maria della Consolazione au Forum romain. On rappelle en outre l’hôpital Sant’Antonio, où séjourna saint François, l’hôpital San Giacomo ad Augusta et la fondation de l’Ospedale della Pietà qui se spécialisa plus tard dans le soin des malades mentaux, prenant ainsi le nom de Pietà dei Pazzerelli; enfin, l’hôpital étroitement lié aux Jubilés et à la figure de saint Philippe Néri, la Santissima Trinità de’ Pellegrini. Alors qu’au cours des siècles précédents aucune distinction n’était faite entre l’hospitalité des pèlerins et l’assistance aux malades, au fil du temps il y a eu une spécialisation progressive qui a conduit au traitement de maladies spécifiques. Au xvii e siècle, il existait à Rome une vingtaine d’hôpitaux publics et environ vingt-sept hospices, chacun lié à des nationalités différentes et à des confréries. Les plus anciennes d’entre elles sont celle du Gonfalone et celle du Santissimo Salvatore, cette dernière liée au culte du Christ dans le Sancta Sanctorum du Latran, puis celle du Santissimo Crocifisso, liée au Crucifix miraculeux de l’église de San Marcello al Corso, l’archiconfrérie de la Prière et de la Mort — qui s’occupait de enterrer les pèlerins pauvres morts pendant leur séjour à Rome —, la Confrérie del Santissimo Sacramento ou della Perseveranza, dont le siège était auprès de l’église de San Salvatore alle Coppelle, et pour finir l’hospice de San Michele a Ripa, l’une des œuvres caritatives majeures de la ville, voulue par Innocent xii en prévision du Jubilé de 1700.

Le plus ancien hôpital d’Europe:
Santo Spirito in Sassia

Sur le site de l’ancienne Schola Saxorum, au bord du Tibre, l’hôpital Santo Spirito in Sassia fut refondé ad usum infirmorum et pauperorum par Innocent iii en 1201. Loué également par Martin Luther pour son efficacité, il comptait environ trois cents lits et accueillit pendant des siècles les pèlerins, les malades et les enfants abandonnés. Dans la règle de l’hôpital, il était écrit qu’un jour par semaine, les pauvres malades devaient être recherchés dans les rues et sur les places et transportés à la maison du Santo Spirito pour être traités avec «beaucoup de soins»; la règle établit également que les pauvres ordinaires qui souhaitaient être hébergés dans la maison du Santo Spirito «fussent accueillis volontiers et traités avec charité». L’hôpital fut rénové par Sixte iv entre 1473 et 1480 — c’est-à-dire quelques années après le célèbre incendie de Borgo, peint dans les Chambres du Vatican par Raphaël et ses assistants en 1514 — et dédié à l’accueil des nouveau-nés abandonnés. Un siècle plus tard, Sixte v le transforma en archihôpital. Il était également pourvu d’un cimetière où étaient enterrés les pèlerins décédés pendant leur hospitalisation et, à la fin du xviiie siècle, l’hôpital Saint Charles y fut ajouté.

La Sainte Trinité des pèlerins
et des convalescents

La Confrérie de la Sainte Trinité des pèlerins et des convalescents fut fondée en 1548 sous le nom de Santa Trinità del Sussidio. La confrérie a lié son nom à l’œuvre fondamentale de saint Philippe Néri et son objectif était de garantir l’hospitalité et l’assistance aux pèlerins pauvres ou infirmes. Elle fut reconnue par le Pape Paul iii et ses statuts furent publiés dès 1554. En 1550, la Confrérie accueillit dans sa maison les pèlerins venus à Rome pour le Jubilé de cette année-là, compensant ainsi le manque endémique de logement. A partir du xvi e siècle, il y eut une restructuration de l’assistance et du support logistique des confréries. L’accueil et l’hospitalité matérielle à la Trinité étaient régis par les règles rigoureuses et détaillées de ses statuts, auxquelles devaient se conformer tant les pèlerins que les fonctionnaires. Par la suite, l’activité de la Confrérie fut étendue à l’assistance aux patients sortis des hôpitaux mais ayant besoin de soins, donnant naissance à la première maison de convalescence d’Europe. Paul  iv soutint l’initiative et en 1558 concéda à perpétuité à la Confrérie l’église de San Benedetto alla Regola. Peu après, celle-ci changea son titre en celui de Santissima Trinità. Pie iv reconfirma l’institution et approuva les statuts et règlements de la Confrérie et lui accorda en 1562 le titre d’Archiconfrérie. Au cours de l’Année sainte 1575, l’institution se distinguait par son haut niveau d’efficacité et de spécialisation et mérita à cette occasion une reconnaissance pontificale, qui aboutit à l’octroi de nouveaux privilèges en 1576.

Un saint véritable interprète
du Jubilé

S’il existe une figure sur laquelle convergent toutes les significations spirituelles du Jubilé, se traduisant également en gestes concrets, c’est bien celle de saint Philippe Néri. Sa reprise de l’ancienne pratique dévotionnelle du «tour des sept églises» est devenue un itinéraire intégral des pèlerinages jubilaires. Nous avons déjà évoqué la fondation de la Trinité des pèlerins, mais le saint était également membre de l’hôpital Saint Jacques in Augusta, dit «des Incurables», au même titre que les saints Camille de Lellis, Gaétan de Thiène et Félix da Cantalice, et prêta également assistance aux malades des hôpitaux Santo Spirito et Saint Jacques. Il était un pèlerin parmi les pèlerins: de nombreux lieux de Rome témoignent de son passage et de son intense activité d’assistance aux plus pauvres, aux malades et aux exclus. Dans l’église Santissima Trinità de’ Pellegrini, le saint est représenté avec un tablier blanc, faisant ainsi allusion à un moment fondamental de l’accueil des pèlerins qui, le soir, avaient les pieds couverts de plaies à cause du long voyage pénitentiel, effectué également pieds nus. Un rite qui répétait le geste du Christ le Jeudi Saint et qui suivait matériellement son exemple. Le tablier de Philip incarne l’immense esprit de service qui a guidé sa vie.

Maria Milvia Morciano