Cinéma

La conscience de l’autre

 La conscience de l’autre  FRA-001
10 janvier 2025

Un film de Clint Eastwood se reconnaît rapidement. Outre ses mouvements de caméra virtuoses, où les travellings et les lents zooms, jamais insignifiants, scandent un récit continûment centré sur l’homme, ses intrigues, partant toujours d’un cadre et de figures ultra classiques, nous emmènent à coup sûr dans des situations déroutantes et inattendues, où tous les clichés fonctionnent à rebours, au point de nous forcer à nous considérer nous-mêmes.

Son dernier opus, Juré n°2, ne fait pas exception. Au détour d’un procès semblable à tant d’autres, chaque personnage acquiert peu à peu une densité qui permet d’éprouver l’impact des péripéties et la portée de toute décision. Tout commence bien, dans un tribunal de Géorgie où l’on prend le temps de faire les choses dans les règles, de sélectionner les jurés et d’encadrer les procédures. Chacun veut le meilleur pour tous. Mais que se passe-t-il quand l’intérêt des autres vient menacer votre propre bien? Et comment rendre la justice sans d’abord se soumettre à elle?

Difficile, dans une telle critique, de ne dévoiler aucun rebondissement. Qu’il suffise de dire que, même si le «juré n° 2», jeune et beau père de famille aussi désireux de bien faire que manipulateur, cristallise les peurs et les espoirs de tous, l’ensemble des autres protagonistes témoigne d’une étonnante richesse humaine: de la procureur entre deux âges, droite mais ambitieuse, au mauvais garçon qui ne peut que clamer violemment son innocence, en passant par des jurés attendrissants mais prêts à anéantir une vie pour rentrer plus rapidement chez eux.

Au-delà des êtres, la justice avance, aveugle et démunie, impérieuse et arbitraire. Elle vise le bien commun, quitte à piétiner celui des individus. Si chacun la désire, tous sont-ils prêts à en porter le poids? Comme le dit le héros, faut-il vraiment confondre la justice avec la vérité? Les procédures dispensent-elles de mettre en pleine lumière la part d’ombre qui nous arrange? Eastwood ne répond pas mais sonde l’ampleur du problème, scrutant les cœurs et les âmes.

Au plus profond, finalement, ce réalisateur qui se dit sans religion pose le problème de la conscience morale. Conscience que nous sommes sans cesse tentés d’accommoder: comment se reprocher de sacrifier un bouc émissaire si c’est pour le bien de tous? Conscience qui proteste néanmoins, constatant que lorsqu’on la fait taire on obtient ce qu’on veut — et ce que les autres veulent! Conscience comme un Autre en moi qui m’empêche de m’exonérer du malheur d’autrui. A cet égard le dernier échange de regards, où se toisent les consciences de ceux qui viennent de laisser triompher le mensonge, ne s’effacera pas de sitôt.

Alors remontent à la mémoire les phrases de Spe salvi: si «la question de la justice constitue l’argument le plus fort en faveur de la foi dans la vie éternelle», c’est qu’un jour justice devra être faite. Ce jour où chacun de nous devra répondre en -conscience de ce qu’il a vécu, dans un échange de regards qui fera que, malgré tout, «la foi dans le Jugement final est avant tout et surtout espérance».

Denis Dupont-Fauville