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La virgule de Charles de Foucauld

 La virgule de Charles de Foucauld  FRA-001
10 janvier 2025

«Se tenir prêt à chaque instant est une attitude profonde, une attitude d’accueil de ce qui advient et dont seules notre foi et notre espérance peuvent imprégner le discernement. Etre prêt à faire le grand passage, celui de la mort, demande une présence de tous les instants à ce qui advient en le prenant au sérieux».

Evêque de Sens
Archevêque prélat de la Mission de France

La prière de Charles de Foucauld, dite Prière d’abandon, est peu connue dans sa version originelle. Ecrite probablement en 1896, par celui qui est alors le frère Marie-Albéric à Akbès en Syrie, elle signale tout d’abord qu’il s’agit de paroles que le frère met dans la bouche de Jésus en croix. Elle est donc d’abord la prière du Fils unique. Charles avait commencé ainsi: «Mon Père, je me remets entre Vos mains; mon Père, je me confie à Vous; mon Père, je m’abandonne à Vous…». La formule abrégée commencera autrement: «Mon Père, je m’abandonne à toi…».

Mais cette prière manuscrite originelle révèle surtout la présence d’une virgule qu’on ne retrouvera dans aucune version successive: «je suis prêt, à tout» et non «je suis prêt à tout». Cette virgule manquante est pourtant parfaitement à sa place. Sans virgule, la prière laisse entendre une forme de radicalité qui confine à la posture, c’est-à-dire à un rôle qu’on se fixe dans la vie ordinaire, privée comme publique, humaine et chrétienne. Cela peut signifier: «Je suis vraiment prêt à tout, à tout affronter; je suis capable de tout; je ne crains personne; je veux être un héros…». On dirait aujourd’hui: «Je ne lâcherai rien!». Cette posture autocentrée peut indiquer une surévaluation de soi, une sorte de volontarisme. Or qui peut dire en vérité «je suis prêt à tout»? Cette manière de se montrer, de vouloir tout braver quelles que soient les situations à affronter peut cacher aussi une sous-évaluation de ce qu’est l’approche de la mort. Personne ne peut savoir comment il se comportera dans une situation difficile ou extrême. Même le Christ n’a pas «joué» au héros: il savait se retirer quand une menace de mort se profilait jugeant certes que son heure n’était pas encore venue, qu’il n’était pas prêt.

Par sa virgule subséquente, la formule de la version originelle invite à s’arrêter sur la première partie «je suis prêt». Elle met l’accent — proche d’une virgule! — sur le fait d’être prêt. Quand Jésus affronte la mort même, selon le frère Marie-Albéric, il se dit «prêt» à mourir sur la croix, de cette mort-là, manifestant ainsi qu’il s’y était préparé toute sa vie. Toute la vie de Jésus a consisté à être prêt à faire la volonté du Père, non comme une volonté totalement extérieure et arbitraire mais comme une volonté d’aimer les hommes, ici et maintenant, «à tout instant».

La virgule peut mettre ensuite en relief le «à tout». Jésus est face à sa mort inéluctable. Il n’y échappera pas. Mais de quelle mort s’agira-t-il? Une vraie mort humaine? La mort de sa filiation? Je n’ose pas dire la mort de Dieu. Sa conscience filiale pourrait se rebeller au nom même de la paternité fidèle du Père. Pourtant Jésus consent «à tout». L’enjeu est radical, mais d’une radicalité divine. Jésus est non seulement prêt à mourir de cette mort violente mais à risquer sa filiation. Sur la croix, la question cruciale est celle de sa filiation divine. Au moment même où il est sur la croix et dans l’acceptation de ne pas se sauver lui-même, il est «prêt, à tout», c’est-à-dire à la mort filiale. Le cœur de cette prière, toujours selon frère Marie-Albéric, porte non pas sur un «tout» indifférencié comme dans la posture du héros affirmé. La prière porte sur le lien filial entre le Fils et le Père. Que va-t-il advenir de cette double relation à la fois filiale et paternelle? Peut-elle se rompre définitivement? Une mort vraie entraîne-t-elle inéluctablement la coupure des deux relations, entraînant alors la disparition même de la spiration de l’Esprit? Sa mort filiale — et pas seulement filialement vécue — va-t-elle entraîner la rupture de la relation paternelle? Sa mort sera-t-elle une vraie mort si elle ne concerne pas aussi le lien de paternité? Ce qui advient sur la croix laisse entrevoir que Jésus s’en remet totalement à Dieu le Père: il s’abandonne à son Père. Tout le drame de cette prière porte sur la rupture, ou non, de la relation divine entre le Père et le Fils. Non seulement il remet sa vie — mortelle comme celle de tout être humain — mais aussi, dans le même temps, son lien de filiation.

Que conclure? A l’heure où différentes formes de radicalité ou de posture chrétienne se font jour, cette petite virgule peut avoir tout son sens. Cette virgule est la virgule de l’anti-posture. C’est la virgule qui empêche la fausse radicalité. C’est la virgule qui marque l’arrêt, la réflexion, la distance sans extériorité, c’est le silence nécessaire au consentement. C’est la virgule qui invite à nous préparer à notre propre Pâque. Personne ne peut vivre et dire la mort en même temps. Nous ne pouvons pas expérimenter directement la mort. A une époque où tout pousse à réagir et à moins réfléchir, la «virgule» de cette prière de Jésus invite à préparer le moment crucial et récapitulatif de notre vie. Se tenir prêt à chaque instant est une attitude profonde, une attitude d’accueil de ce qui advient et dont seules notre foi et notre espérance peuvent imprégner le discernement. Etre prêt à faire le grand passage, celui de la mort, demande une présence de tous les instants à ce qui advient en le prenant au sérieux. Le Christ ne nous a pas parlé de sa mort, de ce moment pascal, après la résurrection. Les évangiles restent totalement discrets sur cet instant autant que sur le moment de la résurrection: «O nuit de vrai bonheur: toi seule pus connaître cette heure où le Christ a surgi des enfers…» (Exultet de la Veillée pascale). L’un et l’autre sont le secret de Dieu. Jésus s’est abandonné, juste avant sa mort, à tout, y compris à une sorte d’anéantissement filial. Ressuscité par le Père, il ne racontera ni sa douleur ni son combat ultime: il donnera la paix et son Père enverra l’Esprit en son nom (Jn 14, 26). «Etre prêt» est donc fondamentalement l’attitude chrétienne qu’il convient de mûrir intérieurement pour «être prêt, à tout» à l’heure de notre mort. La prière que saint Charles de Foucauld nous demande de dire dans tous nos instants vise bien le dernier instant: «C’est la dernière prière de notre Maître, de notre Bien-aimé… puisse-t-elle aussi être la nôtre… Et qu’elle soit non seulement celle de notre dernier instant, mais “celle de tous nos instant”. Ce que résume le psalmiste: “Mon cœur est prêt, mon Dieu, mon cœur est prêt”» (Ps 56, 8).

En référence aux débats éthiques, de choix de vie, et sur la fin de vie, la société pousse à ce que cet ultime et indicible passage soit tu, nié, oublié ou refoulé. La fausse logique de la liberté individualiste conduit à oublier la mort — et pas seulement son après — comme un instant crucial. La focalisation sur le droit individuel à «mourir dans la dignité» cache le refus, conscient ou non, de penser la mort elle-même ou de l’affronter. Certains sont «prêts» à mourir, d’autres se refusent à y penser, d’autres anticipent sans trop savoir dans quel état ils seront: qui peut le savoir? Personne ne cherche à souffrir en mourant et encore moins à faire souffrir son entourage. Qu’il nous soit donné simplement d’être «prêt, à tout» quand il s’agira de notre propre mort et à être prêts, à tout instant, à vivre pleinement.

Hervé Giraud